Jean-Pierre BRETHES


LA BATAILLE D ’AQUITAINE
PUBLIUS LICINIUS CRASSUS EN AQUITAINE
56 av. J.C.



Résumé

En 58 av. J.C., Jules César, proconsul de la Gaule romaine (Prouincia Romana et Gallia Cisalpina) se lance à la conquête de la Gaule chevelue. En 56, il s’agit de s’assurer le contrôle des confins atlantiques de la Gaule centrale. Le proconsul lance ses légats, parfois très jeunes, à l’assaut des peuples du littoral.
Publius Licinius Crassus est de ceux-là. Il entre en Aquitaine à la tête de douze cohortes renforcées de cavaliers gaulois et de réservistes de la Province, environ dix mille hommes dont au moins cinq mille fantassins.
Pour César, l’Aquitaine est le tiers de la Gaule ; il la limite artificiellement aux Pyrénées, dont il fait une frontière. Ces « Aquitains » ne sont pas des Gaulois ; ils appartiennent à un vaste ensemble qui s’étend des deux côtés des montagnes.
Crassus conduit donc ses troupes vers ce qui est pour lui le nord-ouest (pour nous, le sud-ouest) de la Gaule. Après avoir balayé le peuple atypique, et bien peu aquitain, des Sotiates, le légat se heurte à la coalition des Aquitains, renforcés et encadrés par des transpyrénéens, qui installent un camp romain quelque part au nord de l’Adour. Ils sont cinquante mille, nous dit César.
A partir de la source antique (presque unique), des réalités géographiques, de notre connaissance de la stratégie de César et de la doctrine d’emploi de la légion, il est permis de dresser le portrait robot de ce site unique dans toute la guerre en Gaule, puisque deux camps romains se font face à peu de distance.

Plan :

PREAMBULE

I CADRE DE L’ACTION


    II SOURCES ANTIQUES
    2.1 Dion Cassius
    2.2 César

    III QUELQUES DONNÉES MILITAIRES
    3.1 La légion romaine
    3.2 Buts et tactiques
    3.3 Forces en présence

    IV CRASSUS EN AQUITAINE
    4.1 Sotiates et Aquitains
    4.2 Mouvement de Crassus en Aquitaine

    V LE SITE DE LA BATAILLE
    5.1 Portrait robot du site
    5.2 Le camp des Aquitains
    5.3 Le camp de Crassus

    CONCLUSION




    PREAMBULE


    C’était un de ces projets que l’on garde « pour la retraite », mais l’amicale pression du président de la société de Borda, Jean PEYRESBLANQUES, nous a amené à effectuer plus tôt que prévu un travail que nous nous étions promis de faire.
    En 56 avant Jésus-Christ, une bataille décisive fait entrer l’Aquitaine dans l’empire de Rome. Commandée par un tout jeune chef, une troupe romaine renforcée d’auxiliaires gaulois écrase et extermine l’armée confédérée en une seule bataille. Ceci se passe dans les Landes, en un lieu inconnu à ce jour, dont la localisation a fait couler beaucoup d’encre en Gascogne.
    Cadre tout désigné de la « bataille du site », la société de Borda, installée en pays Tarbelle, a bien voulu accueillir ces réflexions : qu’elle en soit ici remerciée.

    I CADRE DE L’ACTION


      En 56, les aigles de Rome ne sont pas encore fichées dans tous ces territoires que nous appelons par la suite « Empire Romain ». Au mois d’avril, à Lucques, à 250 kilomètres au nord-ouest de Rome, trois hommes se partagent le pouvoir : Pompée, maître à Rome, César, proconsul de Gaule, et Marcus Licinius Crassus, surnommé Dives (Le Riche), son banquier.
      Proconsul en 58, César a pris le premier prétexte pour se lancer à la conquête de la Gaule, remportant deux années durant de fulgurants succès contre les Helvètes, les pseudo-Germains d’Arioviste et les redoutables Belges. A Lucques, les trois hommes (on parle le plus souvent de « 
      triumviri ») ont décidé le paiement de ses quatre légions levées sur « fonds privés », c’est à dire avec l’argent de Crassus, et César a le souci d’offrir au fils puîné de son banquier l’occasion de se couvrir de gloire et d’or. Il ira conquérir l’Aquitaine et soumettre les Tarbelles qui tirent de la terre « des lames d’or allant jusqu’à remplir la main ».


        Bien que, dans une magnifique page de Géographie engagée, César désigne l’Aquitaine comme la tierce partie de la Gaule, l’Aquitaine s’étend des Pyrénées à la Garonne et ne comprend ni Bordeaux , cité gauloise d’un peuple de marchands, les Bituriges Vivisques, ni Toulouse, cité des Volques Tectosages, depuis un demi-siècle dans la Province romaine .
        Pour un intellectuel romain, la Gaule est orientée vers le nord et barrée de fleuves parallèles coulant du sud vers le nord, dont la Garonne (et l’Adour, qui n’est jamais mentionnée).
        César installe la frontière occidentale (méridionale pour nous) sur les Pyrénées, coupant en deux le pays des Aquitains, installés de part et d’autre des montagnes. Différents des Gaulois par la langue, le régime politique et les moeurs, ces peuples ibères vivent surtout de l’élevage et ont adopté un fonctionnement confédéral qui les distingue nettement des Gaulois : pas de capitale ni d’oppidum nommé, pas de chef ou de roi nommément désigné (sauf pour les Sotiates), pas de territoire clairement délimité, plus vraisemblablement des zones de parcours.
        Aux confins de la Gaule centrale et de ses puissants peuples, la partie de l’Aquitaine entre Garonne et Pyrénées ne présente pas un grand intérêt économique à ce moment-là. L’étude des amphores retrouvées au sud de la Garonne confirme bien, par la prédominance des amphores de type Pascual 1 et le faible nombre d’amphores romaines de type Dressel 1, que les échanges se font surtout avec l’Espagne. Nous sommes là aux marches de la Gaule et, si le contrôle (déjà acquis) de la Garonne importe à César, l’Aquitaine n’est pas un objectif majeur. Sa conquête participe d’une stratégie des confins qui a pour but final l’intégration des grands peuples de la Gaule centrale, Eduens et Arvernesprincipalement.


          En cette troisième année de la guerre en Gaule, César consolide son implantation par une série d’opérations menées par ses légats contre les « peuples de l’océan » aux limites septentrionales pour lui, occidentales pour nous, du territoire qu’il appelle la Gaule.
          C’est ainsi que Crassus hiberne avec la VIIème légion chez les Andes (région d’Angers) où il suscite bien des hostilités en réquisitionnant du blé.Il quitte leur territoire et marche vers l’Aquitaine à travers le pays des Pictons (Poitou) et des Santons (Saintonge).
          A la tête de douze cohortes, un peu plus d’une légion, et d’auxiliaires gaulois plus ou moins fiables qui lui fournissent toute sa cavalerie, il commence par renforcer ses effectifs avec des évocats, soldats d’élite, réservistes en quelque sorte, qu’il fait convoquer « nominativement » depuis la province, sans pour autant s’y rendre lui-même comme on l’a parfois pensé.
          Enfin, il franchit la Garonne et s’engage sa légion vers le nord-ouest pour lui, le sud-ouest pour nous. Il veut obtenir la soumission des Aquitains et sécuriser ainsi les marches de la Province jusqu’à la frontière des Cantabres alors indomptés. Comme d’habitude, il ne s’agit pas d’une colonisation de peuplement ; il faut obtenir la soumission, le paiement du tribu et, au passage, la campagne permettra en outre, par le pillage et la vente des esclaves, une bonne opération financière.

          II SOURCES ANTIQUES


          2.1 Dion Cassius

          Cet historien de langue grecque, né à Nicée (Bythinie, Asie Mineure) au milieu du IIème siècle après Jésus-Christ s’inspire d’Aelius Tubero, un écrivain hostile à César, dont l’œuvre ne nous est pas parvenue. Il consacre une petite page à la campagne, désignant le lieu par la formule « à l’endroit où eut lieu la rencontre » (46,4) et ajoute au récit de César une ruse déloyale de Crassus : il aurait feint la peur et la retraite pour attaquer les Aquitains par surprise ; c’est la réitération de l’un des plus vieux stratagèmes connus, celui des Grecs devant Troie. Il confirme bien que le camp est pris à revers, sur une face dégarnie de troupes.


          2.2 César

          La fiabilité de César, dans la limite de ce que l’on peut croire d’un homme qui parle de lui, nous paraît plus grande que ce qu’il est de bon ton de dire ou d’écrire. En Aquitaine, César n’est pas là , mais, parce que Crassus est le fils du triumvir, donc un allié dangereux dont les correspondances avec Rome sont régulières, César n’a pas dû modifier le rapport qui lui a été remis. En revanche, il a inséré des commentaires personnels, par exemple sur le jeune âge de ce « général imberbe », qui prêtent souvent à double lecture.
          Pour le reste, il s’agit, selon la formule de Raymond Schmittlein, d’un journal de marche et d’opérations (JMO), ce qui explique que les lieux ne sont décrits que par leurs caractéristiques militaires et que leur localisation importe fort peu au rédacteur. Cela nous a valu une belle bataille autour du site d’Alésia et nous vaudra peut-être, comme nous l’espérons, de fructueux débats sur celui de la bataille d’Aquitaine.

          III QUELQUES DONNÉES MILITAIRES


          3.1 La légion romaine

          Nous ne retiendrons que quelques aspects de ce fabuleux outil de combat avec lequel Rome a construit son empire.
          La légion se déplace de trente kilomètres par jour en moyenne et peut occasionnellement effectuer le double ; elle a la capacité de progresser au combat  au pas « de gymnastique » sans rompre les alignements, une des clés de sa force.
          Tous les soirs , la légion s’installe derrière des retranchements édifiés pour la nuit (
          castra), sur un terrain d’à peu près dix hectares, de plain pied, comportant si possible une faible déclivité face à l’ennemi et assurant l’autonomie en eau. Les officiers chargés de la castramétation ont reconnu le site et les deux tiers des hommes creusent, à l’abri du rideau défensif que constitue l’autre tiers, selon un ordre parfait et immuable. « Ceux qui ne veulent pas être souillés du sang des ennemis doivent être souillés de la boue qu’ils creusent » aurait dit Scipion l’Africain . D’après nos calculs, chaque légionnaire remue ainsi tous les soirs un demi mètre cube de terre avant de ficher sur le remblai les deux pieux qu’il a transportés tout le jour, dans le cas de la légion dite « légère », en fait autonome, où chaque homme transporte de trente à quarante kilos d’équipement. C’est ce camp-là qu’ont construit Crassus et les Aquitains qui se battent « à la Romaine ». Dans son camp, la légion est quasiment invincible ; c’est au cours de ses déplacements et par ses flux logistiques qu’elle est vulnérable.
          « Le pain fait le soldat » disait Frédéric le Grand. Le blé fait la légion, qui en consomme sans doute huit à dix tonnes par jour soit trois à cinq hectares sans doute. Ceci donne une idée du flux logistique nécessaire avec le pays gaulois (moins vraisemblablement la province) qui alimente l’armée en aliment stratégique.


          3.2 Buts et tactiques

          Pour les Romains, il s’agit de prendre le contact avec l’armée coalisée au plus tôt et d’éviter de se laisser enfermer en pays aquitain, afin de maintenir le flux logistique vital pour la légion. A cet effet, Crassus se renseigne largement en avant et installe un camp de marche dès qu’il arrive à la hauteur de celui des Aquitains ; il propose aussitôt la bataille.
          Les Aquitains, de leur côté, cherchent à entraîner l’armée romaine dans la profondeur de leur territoire pour pouvoir la fixer et, en évitant d’engager le combat user les troupes ennemies par la rupture de leurs axes d’approvisionnement. A cet effet, tout en gardant la liaison avec l’Espagne, et la Tarraconnaise, il faut interdire à Crassus de déboucher au sud de l’Adour (l’ouest pour un Romain) où les riches campagnes lui permettraient de résoudre la question de ses approvisionnements et où, par un retour du sort, il serait en mesure de couper l’armée confédérée de ses bases situées en Espagne actuelle. Donc, les Aquitains se renseignent pour s’installer sur la route de Crassus et le harceler, sans sortir de leur camp de marche à l’abri duquel ils se sentent invincibles.

          3.3 Forces en présence

          Crassus marche à la tête de dix mille hommes dont cinq à sept mille fantassins légionnaires, l’élite de l’armée romaine. Il dispose d’auxiliaires et de quelques centaines de cavaliers, presque tous gaulois. Déplaçant quatre mille bêtes de somme et autant de valets, sa colonne doit s’étirer sur trois à cinq kilomètres et progresse à trente kilomètres par jour vers son nord-ouest, notre sud-ouest.
          Les Aquitains ont sans doute réuni le nombre de cinquante mille personnes indiqué par le texte, que tant de chercheurs veulent diminuer, faute de parvenir à les loger dans les sites qu’ils ont trouvés. Au regard des effectifs mentionnés dans le
          Bellum Gallicum et de ceux que rapportent les Anciens pour la Gaule, ce nombre paraît réaliste. Ceci ne signifie pas que les combattants des troupes de mêlée sont aussi nombreux ; ils peuvent représenter la moitié du nombre, soit vingt-cinq mille hommes, essentiellement fantassins puisqu’ils combattent « à la romaine ». Se battant chez eux, en pays confédéré, ils ont l’avantage du terrain, des approvisionnements avec l’Espagne et la connaissance de l’Adour et de ses gués.


          IV CRASSUS EN AQUITAINE


          4.1 Sotiates et Aquitains

          Face à lui, Crassus voit se dresser successivement les Sotiates, seuls, puis les Aquitains, rassemblés en une confédération qui les rassemble de part et d’autre des Pyrénées.
          Le Sotiates ont un roi, au nom gaulois, Adiatuanos, et un oppidum permanent bien caractérisé. La présence des six cents
          soldurii dévoués à leur chef jusqu’à la mort est très proche d’autres usages gaulois et, plus généralement, indo-européens. Face à eux, Crassus livre un type de combat fréquent dans la guerre en Gaule.
          Quant aux Aquitains, après bien d’autres, nous rappelons qu’ils «diffèrent de la race gauloise tant par la constitution physique que par leur langue ». Ces peuples, dont « l’économie était fondée sur les troupeaux »n’ont pas d’oppidum clairement désigné et attendent le Romain à l’abri d’un camp romain. Nous n’en savons guère plus, mais nous ne résistons pas au plaisir de citer le « panégyrique du Gascon » écrit, à leur propos, par Camille Jullian : « C’étaient de rudes ennemis que les Aquitains. Etrangers aux campagnes précédentes, ils conservaient contre les Romains la fraîcheur de leur énergie et la souplesse de leur esprit. La race ne ressemblait pas aux Gaulois : ils avaient tout autant de courage, mais une bravoure à la fois plus prudente et plus têtue ; rusés, habitués aux travaux les plus divers des champs, des mines et de l’élevage, ils montraient cette variété d’aptitudes et de ressources qui faisait l’excellence du légionnaire ». Nonobstant la réticence que nous avons à mettre en doute le grand historien, surtout quand il flatte notre fierté, force nous est d’avouer que les textes n’en disent pas autant ; il est sûr, toutefois, que Crassus se déplace en milieu hostile et que, pour sa légion renforcée, la tâche n’est pas facile.

          4.2 Mouvement de Crassus en Aquitaine

          Le mouvement de la légion romaine a donné lieu à bien des supputations. Il n’y a aucune raison, nous l’avons dit, pour que Crassus ait eu besoin de descendre dans la Province. Venant du pays des Santons, il longe la Garonne qu’il traverse dans la région d’Agen ou, plus au nord, à Gironde-sur-Dropt, selon les hypothèses.
          Accroché par les Sotiates, approximativement dans la région de Fourcès, dans le Gers, il s’empare de leur place forte et part pour le « territoire des Vocates et des Tarusates ». L’expression désigne une vaste étendue qui s’étend du pays de Bazas au Tursanet, comme il s’agit d’une armée confédérée, l’association des deux premiers territoires rencontrés sur la marche du Romain ne nous semble poser aucun problème particulier. Pourtant, plusieurs lecteurs ont voulu y voir l’indication de sa marche contre les Vocates puis les Tarusates, comme si la coalition n’existait pas, comme si la conjonction latine (et française) impliquait une succession. S’il avait fait une incursion dans le Bazadais et, a fortiori, s’il y avait livré une bataille victorieuse, Crassus n’eût pas manqué de rendre compte de ce succès.
          C’est donc à travers le pays des Vocates et des Tarusates qu’il déplace une colonne de trois kilomètres de long, encombrée de ses chariots, sans carte ni boussole, mais avec une connaissance relative de l’itinéraire, des cours d’eau et des points caractéristiques du terrain. Il s’appuie donc, pour se repérer, sur les fleuves et les rivières, susceptibles également de lui offrir des possibilités d’acheminement de son ravitaillement, et il utilise les pistes si elles sont assez larges. Aussi, un itinéraire de transhumance peut être un moyen tout à fait adapté pour déplacer une légion : le terrain est dégagé par le passage des troupeaux et les haltes et points d’eaux sont judicieusement échelonnés. Crassus doit en outre conserver sur ses arrières un axe logistique, éventuel chemin de repli, puisqu’à la différence de ses ennemis, il n’attend pas de renforts.
          Nous pensons donc qu’il longe la Douze puis la Midouze et débouche sur le cours moyen de l’Adour entre Aire sur l’Adour et Dax, soit en suivant tout du long le cours des rivières, soit, comme nous le verrons, en bifurquant vers les Pyrénées à l’intersection d’une grande piste de transhumance.
          C’est là, en avant de l’Adour, dernière ligne d’arrêt avant le débouché sur les coteaux de Chalosse, que les Aquitains ont projeté de fixer, affamer, puis détruire les troupes romaines. Leur plan traduit une bonne connaissance de l’armée ennemie, résultat de leur encadrement formé « à la romaine » par Sertorius et de leurs victoires sur d’autres légions, vingt-deux ans auparavant.

          V LE SITE DE LA BATAILLE:


          5.1 Portrait robot du site


          Il s’agit de retrouver les deux camps quelque part à hauteur du cours moyen de l’Adour, au nord du fleuve. S’il avait franchi cet obstacle, Crassus en aurait rendu compte et César l’aurait mentionné. En effet, tout au long de la campagne, chaque fois qu’un fleuve est franchi, fût-ce à gué, César ne manque pas de le relater, tant pour la prouesse que constitue tout franchissement en bon ordre que pour la force symbolique de cette opération.
          Ce sont des camps de marche romains caractérisés, comme nous l’avons dit, par une faible déclivité, un point d’eau permanent et une surface proportionnelle à l’effectif accueilli.
          La distance entre les deux camps est, au plus, de cinq à six kilomètres, une heure de marche, une demi-heure au pas de gymnastique. En effet, en cours de bataille, Crassus prélève deux cohortes laissées dans son camp et contourne par l’ouest le camp aquitain sans être aperçu : au-delà de cette distance, une telle manœuvre est impossible dans des délais raisonnables.
          Enfin, et ce n’est pas la moindre des caractéristiques, une plaine très plate et très ouverte, lieu du massacre final, s’étend au sud ou sud-est du camp des Aquitains, puisqu’ils tentent d’échapper à une tenaille dont une branche vient de l’est et l’autre de l’ouest et que leur salut est au sud, au-delà de l’Adour, où le terrain peut les dérober à la charge meurtrière de la cavalerie gauloise des Romains.

          5.2 Le camp des Aquitains

          Deux fois plus grand que le camp romain (une vingtaine d’hectares contre une dizaine), le camp est à l’ouest de celui de Crassus, puisque celui-ci le prend à revers par la porte décumane. Donc, si, en plein jour et en pleine bataille, les retranchements aquitains sont dégarnis à l’ouest, sans même une sentinelle, c’est que ce côté est protégé par la nature du terrain et que, l’accès en étant difficile, on ne peut imaginer une surprise sur cette face.
          En outre, l’emplacement choisi doit permettre de rester en liaison avec l’arrière-pays aquitain, la Tarraconnaise et le pays cantabre, pourvoyeurs en hommes et en ravitaillement. Donc, dès que l’itinéraire de Crassus est connu, les Aquitains installent leur camp sur son flanc droit et le contraignent à stopper sa progression, sous peine de se voir coupé de son flux logistique.

          5.3 Le camp de Crassus

          Crassus arrête sa progression et, comme tout chef romain, installe son camp sur le meilleur emplacement que l’ennemi lui a laissé, c’est à dire sans doute en un lieu que l’adversaire a facilement deviné, puisqu’il connaît et applique le règlement de manœuvre de la légion romaine, dont personne, à part un Prussien, ne peut imaginer l’extraordinaire rigidité.
          Le camp romain s’installe donc à l’est du camp des Aquitains, à une heure de marche, et c’est par sa porte décumane que Crassus fait sortir sa légion pour proposer, selon une tactique invariable, la bataille judicieusement refusée par un adversaire qui ne se laisse pas prendre à ce jeu.
          C’est au prisme de ces paramètres qu’il faut examiner les avis émis par les érudits et les passionnés depuis le XIXème siècle, ainsi que toute hypothèse nouvelle, dont la nôtre.

          CONCLUSION:


          Seules des fouilles permettraient de confirmer ou d’anéantir cette hypothèse, mais le siècle de controverses qu’a suscitées le site d’Alésia, jusqu’aux fouilles déterminantes dirigées par Michel REDDÉ et Siegmar von SCHNURBEIN, nous rend modeste sur ce chantier que nous appelons de nos vœux . Il ne faut pas perdre de vue que nous cherchons deux camps de marche et que l’espoir est ténu de retrouver des preuves indubitables des durs combat de cette tragique journée de la fin de l’été 56 : peut-être des traces du remblai, plus probablement des pointes de flèches et des balles de fronde, qui portent parfois la marque du général. On aura compris que c’est un travail de spécialiste, que la hâte ou la curiosité de quelques amateurs maladroits rendraient vite impossible.

          Au soir de la bataille, la soumission de l’Aquitaine est acquise : aucun des peuples aquitains ne vient se battre à Alésia, en 52, aux côtés des Gaulois. Par la suite, en 51, César fait un passage rapide pour parachever la conquête . Enfin, contre les peuples de la montagne, ces « tribus des lointains » qui ne se sont pas rendues en 56, Agrippa en 39 et 38, puis Messala, en 27, conduisent des campagnes de pacification qu’Auguste achève en 27 en triomphant des Cantabres, victoire finale dont le trophée de Lugdunum des Convènes (Saint Bertrand de Comminges) porte le témoignage.
          Aussitôt noyée dans l’immense Aquitaine imaginée par Auguste, cette région renaît trois siècles plus tard, dans une confédération appelée « Novempopulanie ».
          Elève appliquée de Rome, l’Aquitaine n’a pourtant pas perdu un peu de ce particularisme qui a jeté contre Crassus les forces confédérées d’une ethnie originale. C’est aussi pour cela que nous espérons retrouver le site de cette bataille qui scella pour longtemps le sort de l’Aquitaine et, pour la première fois, installa sur les Pyrénées une frontière, aujourd’hui la nôtre. Si d’autres ne partagent pas notre analyse ou nos conclusions, ils nous feront grand bonheur et grand honneur en faisant part des leurs : à l’école de Clio, la contradiction et la controverse sont féconds, l’oubli seul est une blessure, parfois mortelle.


          1 Cf Jean-Pierre Brèthes César, premier soldat de l’Empire Bordeaux 1996 Presses Universitaires du Septentrion
          note n°306 p. 192
          2 Publius Licinius Crassus, deuxième fils du triumvir Marcus Licinius Crassus, devait mourir à ses côtés à
          Carrhes en 53 (défaite de Rome contre les Parthes). César l’appelle « P. Crassus adulescens » (Bellum Gallicum
          III, 7, 2 ) ; il le désigne même comme un « tout jeune homme » adulescentulo duce (B.G.III, 21, 1 ).Ce détail a
          son importance : cf Jean-Pierre Brèthes o.c . pp.174 sqs
          3 Strabon Géographie IV, 2, 1
          4 César B.G. I, 1, 1
          5 César ibidem et Strabon ibidem
          6 Les tentatives de découpage de ces territoires en circonscriptions administratives, notamment sur la très belle
          carte de Napoléon III (Histoire de Jules César Paris 1865 et 1866) ont connu un beau succès et sont rassurantes
          pour un esprit français, mais elles n’ont pas de fondement scientifique. La meilleure carte reste, selon nous, celle
          de L-A CONTANS accompagnant sa traduction pour la collection des Universités de France (Paris 1926) ; cette
          carte propose pour la plupart des peuples Aquitains une localisation suivie d’un point d’interrogation.
          7 Cf Le temps des amphores en Gaule, vins, huiles et sauces F. Laubenheimer Paris 1990 surtout pp. 42-54 et le
          précieux travail de Céline Piot « Contribution à l’histoire d’Aiguillon par l’étude des amphores » in Documents
          d’archéologie Lot et Garonnaise n°1 Agen 1994 pp. 31-42. Pour la zone qui nous intéresse, cf « Amphores
          d’époque romaine à Cauna(Landes) » Brigitte Wattier in Bulletin de la société de Borda 1976 pp. 295 sqs
          8 cf Jean-Pierre Brèthes o.c . pp.86 sqs
          9 Sauf indication contraire, notre source principale est César (o.c . III).
          10 « quibus ad pugnam non multum confidebat » « en qui il n’avait guère confiance, s’il s’agissait de se battre »
          B.G.III , 25,1
          11 Les colonies militaires de peuplement de la Province (midi de la France et vallée du Rhône) sont de superbes
          mais peu nombreuses exceptions (cf Jean-Pierre Brèthes o.c. pp.427 sqs) à cette pratique impériale, vérifiable
          dès la République : ce ne sont pas les armées qui romanisent la Gaule, ce sont les Gaulois, notables en tête, qui
          rivalisent de romanité . Très vite, il n’y aura plus de troupes « d’occupation » romaines en Gaule.
          12 Nous avons écarté pour notre propos les sources qui n’apportent guère pour l’étude de la bataille, comme
          Pomponius Méla ou Florus.
          13 Cf Paul M. MARTIN Vercingétorix Editions Perrin 2000 (p. 13).
          14 Dion Cassius Histoire Romaine 46
          15 cf Jean-Pierre Brèthes o.c . p.5
          16 Raymond SCHMITTLEIN Avec César en Gaule Paris 1970.
          17 Cf Collectif dirigé par Michel REDDE L’Armée romaine en Gaule Editions Errance Paris 1996 ; Michel
          FEUGERE Les armes des Romains Errance Paris 1993 ; Jean-Pierre Brèthes o.c .pp.8 sqs ; Michel REDDE
          Alésia Errance Paris 2003.
          18 Propos rapporté par Végèce Epitoma rei militaris III, 10
          19 Nous prenons comme base de calcul 850 g / jour / homme, sachant qu’à Verdun, au plus fort de la bataille, on
          distribuait 750g/j/h et 850 g/j/h pour les travaux pénibles de nuit. Nos essais de culture « à la gauloise » sur une
          terre vierge ont donné 20 quintaux à l’hectare ; il faut noter que nous ne disposions ni des variétés de blé de
          l’époque ni du savoir-faire des Gaulois, les meilleurs agriculteurs de l’Antiquité, qui utilisaient déjà les engrais et
          la moissonneuse.
          20 Les calculs sont effectués à partir des données fournies par Christian Goudineau in César et La Gaule Editions
          Errance 1996
          21 « …les troupes unies de l’Aquitaine s’élevèrent à cinquante mille hommes » Amédée THIERRY Histoire des
          Gaulois VI, Paris 1870 ; l’historien Yann Le Bohec reprend cette donnée in César chef de guerre Editions du
          Rocher, collection « L’art de la Guerre » 2001
          22 La légion combat généralement dans un telle disproportion des effectifs : en 58, sur l’Aisne, contre les Belges,
          à un contre dix, César estime que le rapport de forces est favorable. cf César o.c . II , 8
          23 cf Jean-Pierre Brèthes o.c . pp.227-228
          24 Nous renvoyons en particulier à l’article d’André COFFYN « Recherches sur les Aquitains » in Revue des
          Etudes Anciennes tome 88 1986 1-4 pp ; 41-61 suivi de cartes dont celle des toponymes en –os si
          caractéristiques des Aquitains.
          25 A. COFFYN ibidem p .41 ; nous ne développerons pas ici notre impression que ce sont les ancêtres des
          nomades de la Grande Lande, petits, bruns et basanés que le Gascon de Chalosse désigne du nom de
          « lanusquet ». On le sait, la loi impériale sur la forêt de 1857 sonna le glas de leur civilisation fondée entre autres
          sur l’élevage extensif, développé sur des parcours de propriété « commune ».
          26 A. COFFYN ibidem p.50
          27 Camille JULLIAN in Histoire de la Gaule III, 9 1907 à 1926, p.538 de la réédition Hachette 1993
          28 C’est l’hypothèse du docteur Jacques LEMOINE in Toponymie du Pays Basque Français et des pays de
          l’Adour Picard Paris 1977
          29 « in fines Vocatium et Tarusatium profectus est » o.c. III, 23, 1
          30 Si la plupart des auteurs s’accordent à reconnaître la parenté entre Tarusates, Aturins et Tursan, des
          dissensions se font jour pour savoir où il convient de placer leur centre de gravité ; Amédée THIERRY (o.c.
          p.155 note 4) le situe à Aire sur l’Adour ; nous inclinons à penser qu’ils n’en avaient pas, même si certains
          carrefours de pistes pouvaient jouer un rôle de lieu d’échanges.
          31 Les fleuves sont alors les principales voies de communication et, en tout cas, les plus adaptées au transport des
          marchandises, comme le montrent bien les cartes de diffusion des amphores ( cf Céline PIOT « Importations et
          production de vin en territoire pétrocore : étude des amphores vinaires découvertes en Dordogne » in Documents
          d’archéologie et d’histoire périgourdines bulletin n°17 2002 pp. 25-56 et surtout page 27 carte de la« répartition
          des amphores Dressel 1 dans le sud-ouest de la Gaule» et page 37 celle de la « répartition des amphores Pascual
          1 dans le sud-ouest de la Gaule ») ou celle des productions de bronze ibériques, bien avant la venue des
          Romains, de part et d’autre des Pyrénées (cf Enriqueta PONS I BRUN et Jean-Pierre PAUTREAU « La
          nécropole d’Anglès (La Selva, Gérone, Espagne) et les relations Atlantique-Méditerranée à travers les Pyrénées
          au début de l’âge du fer » in Aquitania XII 1994 pp. 353-376 et, en particulier, page 367 la carte de la répartition
          de la boucle de ceinture dite « ibérique »).
          32 Nous nous éloignerions de notre propos en rappelant l’extraordinaire aventure de Sertorius et de sa république
          libre d’Espagne qui résiste à tous les assauts de Rome jusqu’au lâche assassinat de son chef en 73 ou 72. C’est en
          revenant de sa désastreuse campagne contre Hirtuleius, questeur de Sertorius, que le proconsul Lucius Manlius
          avait été exterminé avec ses légions par les Aquitains (en 78).
          33 Cf Jean-Pierre Brèthes o.c. pp. 33-34 ; il y est rappelé que César est « souverain pontife » ( Pontifex Maximus )
          depuis 63 et que pontifex signifie étymologiquement le « faiseur de ponts ».
          34 « apertissimis campis » (sur une plaine largement ouverte) nous dit César (B.G.III , 26).



          LA BATAILLE D’AQUITAINE

          DEUXIEME PARTIE

          I RAPPELS
          1) Cadre de l’action.
          2) Données militaires.
          3) Mouvement de Crassus en Aquitaine
          4) Portrait robot du site

          II LA BATAILLE DU SITE
          1) MOMMSEN et NAPOLEON III
          2) Dr Léon SORBETS
          3) Abbé C.TAUZIN
          4) Camille JULLIAN
          5) Général Antoine DELPY
          6) Michel RAMBAUD
          7) Dr Jacques LEMOINE
          8) Jean-Pierre BOST

          III LE SITE DE LA BATAILLE, HYPOTHESES
          1) H 1 : sur la MIDOUZE
          2) H2 : sur l’ADOUR

          IV CONCLUSION

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