Paroles de linguistes : André JOLY


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Pourquoi je suis devenu linguiste et… béarniste.

Souvenirs d’un exilé de l’intérieur


André Joly, professeur émérite de linguistique à l‘université de Paris-Sorbonne (Paris IV), auteur d’un dictionnaire de linguistique, de nombreux articles et ouvrages en linguistique générale, française et anglaise, sur l’histoire de la linguistique, ainsi que de plusieurs études sur le béarnais et le gascon.


Ça a commencé comme ça. Ma mère, née Subervielle dans une famille paysanne de l’Entre-deux-gaves, avait poussé son exil vers le nord plus loin que ses nombreuses sœurs qui, elles, n’avaient pas dépassé Bordeaux. Elle était allée jusqu’à Paris, le Paris des « années folles », où elle avait rencontré mon père, un vrai Parisien qui parlait avec l’accent d’Arletty*, née comme lui à Courbevoie. Un accent avec des
r très grasseyés, qui paraissait si étrange aux Béarnais et les faisait rire. Dans les années trente, nous descendions en Béarn tous les étés. Dès l’âge de deux ans, j’y restais trois et quatre mois, parfois davantage. Je m’imbibais de béarnais.

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Histoire de s’amuser, les hommes de la famille, taquins et moqueurs comme peuvent l’être les Béarnais, apprenaient des bouts de phrase à mon père. Une des scènes d’« apprentissage » est restée gravée dans ma mémoire. On lui faisait répéter
En anan entau bousquét me desboutoèy, me desboutoèy, en anan entau bousquét me desboutoèy ta caga tout drét. (“En allant au petit bois, je me suis déboutonné, je me suis déboutonné, en allant au petit bois, je me suis déboutonné pour chier tout droit”). Mon père ne faisait aucun effort pour bien prononcer, il pensait qu’il n’y arriverait jamais, mais il collaborait de manière sympathique, le Jurançon aidant. Imaginez Gabin dans La Belle équipe à la même époque. Outre la qualité vocalique de ses essais — par exemple, il n’entendait pas la distinction entre è, é et la nasale correspondante, entre (que hè, “il fait”), (que hé, il fit”) et, dans certains parsâs, (pour , le “foin”) — sa plus grosse difficulté était le placement de l’accent tonique. C’était catastrophique. À trois ou quatre ans, j’en avais parfaitement conscience. Tout le monde s’esclaffait, lui le premier, et moi avec les autres, pour faire comme eux sans doute. Mais en même temps je me souviens très bien d’avoir été furieux — furieux contre moi-même pour avoir ri, furieux contre lui pour s’être prêté à ce jeu que je sentais humiliant, furieux contre les autres que je voyais en position de tortionnaires sadiques. La dérision heurtait ce qu’on peut appeler mon intuition précoce du sacré en matière de langage. Depuis cette lointaine période de ma vie, je ne me suis jamais moqué des étrangers qui faisaient l’effort d’apprendre une autre langue. Il m’est arrivé de les imiter, mais uniquement pour bien cerner leurs défauts de prononciation en les répétant. À cette « scène primitive », d’une certaine manière traumatisante, remonte probablement une sorte de fascination pour le langage et pour les langues — fascination qui, je pense, n’a rien de névrotique. Ce fut, en tous cas, ma première leçon sur le bilinguisme, sur le choc des « langues en contact » et sur les difficultés d’apprentissage d’une langue étrangère.

Mon intérêt ancien pour l’anglais repose sur un malentendu. À la même époque, tout jeune que j’étais, et naïf, je croyais que ce qu’on parlait autour de moi en Béarn et qu’on traduisait pour mon père, c’était… de l’anglais ! Je comprenais donc et parlais anglais sans l’avoir appris ! À ma décharge, il faut dire qu’à la veille de la guerre, on parlait beaucoup des Anglais, de Munich et de Chamberlain. Quand je me suis rendu compte de mon erreur, et qu’on s’est gentiment moqué de moi (« Mais non ! C’est du béarnais, gros bêta, du pa-tois ! »), j’ai été horriblement vexé. C’est peut-être à cet ancien malentendu que remonte, histoire de me venger, ma première vocation d’angliciste. Une sorte d’expiation pour cette humiliante erreur de ma prime jeunesse.

Vint la guerre. Nous étions rentrés à Paris. Mes parents décidèrent très vite de me renvoyer en Béarn pour la durée du conflit. Le problème était le passage de la ligne de démarcation. C’était à Orthez, à quelque vingt kilomètres de Mourenx, ma destination finale. Le passage de la ligne était compliqué, et les Allemands pinaillaient, il fallait des laissez-passer, des Ausweise en bonne et due forme. Par chance, nous avions de la famille à Orthez, de lointains cousins, à une époque où la famille, même très étendue, la « tribu », avait encore un sens. C’étaient des marchands de chaussures. Ma mère m’avait amené en train à Orthez. Il fut décidé que le cousin qui, en tant que commerçant, avait un Ausweis, me conduirait en carriole à Mourenx. On m’avait habillé en paysan, béret et blouse noire, un vrai Caddetoû. Entrée symbolique en Béarn, nouvelle Jérusalem, pas sur un âne comme le Christ, mais presque. Âgé d’un peu plus de six ans, je frétillais d’impatience, inconscient du danger. Les Allemands, qui ne plaisantaient pas, auraient en effet pu me prendre pour un petit juif, d’autant plus facilement que j’avais les cheveux roux (« blond vénitien » disait ma snob de mère), que cachait le béret enfoncé jusqu’aux oreilles, comme dans le film de Louis Malle, Au revoir les enfants. C’était le début d’une aventure linguistique qui devait durer cinq ans.

J’allais chez mon grand-père, paysan retraité, qui vivait alors avec une de ses filles, ma tante. Celle-ci avait pour mission de veiller à ce qu’on me parle français. Ordre de ma mère. Ça commençait bien. À l’époque — cela semble avoir changé depuis — les femmes ont joué un rôle regrettable dans le déclin du béarnais et des langues « régionales » en général. Il y a une vingtaine d’années, j’ai pu observer la même désaffection pour la langue locale en Galice. A l’université de Saint-Jacques de Compostelle où j’ai séjourné comme professeur invité, les collègues masculins parlaient galicien entre eux, pas les femmes. A la maison, avec les enfants, elles tendaient à imposer le castillan. En Béarn, je constate aujourd’hui que la plupart des femmes de plus de cinquante ans déclarent comprendre le béarnais mais ne pas le parler « parce qu’on ne le parlait pas avec nous à la maison ». Pourquoi ?

Me voilà donc pour cinq ans en Béarn. À la maison, la situation linguistique était intéressante. Entre eux, mon grand-père et ma tante se parlaient en béarnais, le contraire eût été ridicule. Elle le vouvoyait, lui disait oui et nàni, ce qui me semblait curieux, car moi, je le tutoyais, comme mes copains tutoyaient leurs grands-parents, et je lui disais o ou noû quand, en cachette, nous nous parlions… en béarnais. En cachette, car officiellement, il devait me parler français. Il le parlait d’ailleurs très bien, lentement, en s’appliquant, mais pour lui, c’était quand même la langue du dimanche.

À l’extérieur, tout le monde parlait en béarnais. Les hommes et les femmes d’un certain âge s’adressaient aux gosses en béarnais, les jeunes femmes et les jeunes filles en français. C’était l’influence de l’école républicaine jacobine. L’instituteur et sa femme, elle aussi institutrice («Madame» et «Monsieur»), étaient des enseignants hors pair, mais, en bons hussards de la République, ils étaient très stricts sur l’usage du français. Le béarnais était banni. Ils étaient pourtant tous les deux Béarnais. Nous étions privés de récréation si nous étions pris en flagrant délit de prononcer un mot de « patois ». La nécessité d’être vigilants, tout en continuant à penser certaines réalités en béarnais, donnait lieu à de savoureux «gasconismes non corrigés», du type J’ai clavé la porte, je n’arrive pas à la déclaver (certains disaient clabé). Délicieux et intéressant néologisme que j’utilise volontiers, pour frimer avec des gens du nord de l’Adour. Après tout, l’anglais dit bien lock et unlock. On disait aussi je me mets la veste, moins ambigu que « Attendez ! Je mets ma veste » (je la mets où ?). En dehors de l’école, nous ne nous gênions pas pour parler béarnais. De toute façon, c’était parfois absolument nécessaire. Nous passions par exemple devant chez Valérie, la fille d’Etienne le sonneur, une pauvre folle, archi pègue. Nous l’appelions : « Qu’ès aciu, Balerie ? ». Elle sortait de la maison : « Lhébe las raubes ! ». Elle ne portait jamais de culotte. Extase. En français, elle n’aurait pas compris.

Avec la famille, les voisins et les petits copains, j’ai connu les Travaux et les jours, tout le cycle de la vie paysanne — les brégnes (vendanges), les despelouquères (soirées où l’on dépouille le maïs, le fin du fin du point de vue de la communication), les pelères (pèle-porc), les heyades (la fenaison), les batères (le battage du grain). J’ai donc vécu cinq ans dans un univers réellement bilingue. Une véritable immersion, la constante gymnastique intellectuelle consistant à passer d’une langue à l’autre, et qui vous met en condition pour apprendre « sans peine » d’autres langues. C’était l’idéal pour un futur linguiste qui ne construit pas son système sur une seule langue, comme le font d’aucuns. Notre immersion, c’était autre chose que celle des Calandretas où l’on parle la langue régionale à l’école, mais français dehors et à la maison. Nous, c’était exactement l’inverse.

Et puis un (beau) jour de septembre 1945, ce fut l’effondrement de ce monde merveilleux de l’enfance. Retour à Paris après « la Libération ». J’étais inscrit dans un lycée du 16e arrondissement, Janson-de-Sailly, bourgeois et snob. J’étais le petit paysan qui refusait de pratiquer le baisemain avec les mamans des copains. Là, au début, on m’a refait le coup de l’accent, mais cette fois j’en étais la victime, et je n’ai pas toléré. Mes condisciples se sont moqués de ma manière de parler et de mes intonations, indigestes et comiques à leur goût. J’ai envoyé une beigne à l’un d’eux, on s’est roulé par terre, on a dû nous séparer. Par la force des choses, il m’a donc fallu progressivement changer mon accent, enfin l’adapter au milieu. Mission accomplie à la Noël. En revanche, quand je rentrais en vacances à Mourenx (Basses-Pyrénées), trois fois par an pendant des années, mes petits camarades me disaient au début que j’avais l’accent « pointu ». J’avais deux jours pour changer. On aura compris que j’en avais soupé des « accents », de cet « ensemble des caractères phonétiques distinctifs d'une communauté linguistique considérés comme un écart par rapport à la norme » (Dict. Robert). Écart, norme ? Quel écart, quelle norme et qui la fixe ?

La suite, c’est l’histoire ordinaire d’un universitaire de l’époque. Après des études d’anglais à la Sorbonne, où on m’a reproché mon accent (encore !) de type « américain » — on n’aimait pas trop, je « nasalisais », sous l’effet du substrat béarnais évidemment, mais le prof qui faisait la remarque était incapable, lui, de distinguer ca (coûteux) de (chien), sou (soleil) de soû (son, bruit), la (article) de (laine), pa (paire) de (pain), etc. — j’ai passé l’agrégation, puis, au bout de quelques années, deux thèses, dont l’une d’État sur la négation (pas surprenant : digam que noû !, le front du refus).

Puis j’ai voyagé dans l’espace, de la Sorbonne où j’ai débuté en 1962, à la Sorbonne où je suis revenu de 1988 à 1999, en passant par Québec, Caen, Lille et, comme émérite associé, Toulouse et Toulon. Dans mes travaux, j’ai voyagé dans le temps, de l’anglais du IXe siècle au français d’aujourd’hui, d’Aristote au XVIIIe siècle. Saturé d’anglais, j’ai très vite vagabondé à travers les langues. Je consacrais en gros à chacune une année d’étude (en général la première heure du matin)  pour les langues indo-européennes : latin, grec (déjà étudiées au lycée), irlandais, allemand, suédois, roumain, italien, espagnol (ma « seconde » vraie langue étrangère, peut-être avant l’anglais) ; pour les autres, turc, arabe, tamoul, coréen, japonais, gbaya buli (langue africaine). Il ne s’agissait pas de les comprendre toutes, de les parler, de les écrire, ou même de les lire couramment, mais de découvrir le système de représentation qui les fonde. C’est ainsi que j’ai pu terminer ma carrière à la Sorbonne en linguistique générale.

J’allais oublier le béarnais. J’y reviens, c’est ma première et ma dernière langue. Après le début de mon exil parisien, vingt ans s’étaient écoulés sans béarnais. Un jour, une collègue francisante me signale, par hasard, le nième « Colloque international de linguistique et philologie romanes » qui se tiendrait à Bucarest en mai 1968. « Tu devrais faire quelque chose sur le béarnais ». Tiens donc. Je n’en avais vraiment jamais lu, du béarnais. Comme j’aime bien les défis de ce genre, je fais un voyage-éclair à Pau, reviens de chez Marrimpouey avec une valise pleine de bouquins et travaille sans relâche pendant six mois. Il en sort une étude sur une particularité syntaxique du béarnais jamais analysée en profondeur (certains parlent encore d’« explétifs »), à savoir l’usage de morphèmes énonciatifs (que, e, be , ye, ne), dits « particules », dans la construction des phrases.

À Bucarest, je commence ma communication. Au troisième rang des auditeurs, le célèbre, redoutable et redouté Marcel Cohen, 84 ans, co-auteur des Langues du monde avec Meillet, une de nos anciennes gloires nationales, quitte la salle avec fracas au bout de quelques minutes, encadré par une demi-douzaine de gardes du corps musclés. J’avais annoncé que mon approche était « mentaliste ». Lui, le stalinien de service, une vedette dans la Roumanie de Ceaucescu, était farouchement positiviste et opposé à l’idée que les constructions de langue puissent reposer sur des structures cognitives que je m’appliquais à décrire. Son départ était pour moi un désaveu cinglant. Heureusement que, dans la salle, Bernard Pottier, un des pontes de l’université française à l’époque, est venu à ma rescousse, suivi du non moins célèbre Gerhardt Rohlfs, auteur du Gascon*, avec qui j’ai eu une correspondance.

J’écrivis par la suite plusieurs articles, d’une part sur la syntaxe du béarnais dans une perspective romane comparative (le a « prépositionnel » qu’on retrouve en français régional, cf. je vous embrasse à tous) et sur le gascon.

Suit une autre mise entre parenthèses du béarnais d’une bonne trentaine d’années. En 2008, nouveau hasard : un collègue de l’Université de Toulon, qui avait enseigné à Pau, me signale qu’on va inaugurer à Bénéjacq un monument en hommage à Jean-Baptiste Bégarie (1892-1915), jeune poète mort à la guerre de 1914-18. Je suis invité par l’organisateur, Jean-Albert Trouilhet à (re)traduire et commenter le poème La lûe, ce que je fais après une enquête de plusieurs semaines, qui me permet de proposer une interprétation d’un poème aussi hermétique que celui d’un poète anglais du XVIIe siècle comme John Donne. Je rejoins alors l’IBG et, récemment Biarn Toustém.

Tel est donc mon parcours sinueux, ponctué d’intermittences qui, d’une indignation initiale, m’a conduit, au travers de malentendus et de quelques hasards, à devenir in fine béarniste à temps plein. Je suis heureux de cette conclusion qui, me ramenant au point de départ, me permet de me replonger dans une langue dont je découvre tous les jours les richesses, de garder intact le sens de l’histoire et, au bout du compte, de ne pas perdre la mémoire.
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* ROHLFS Gerhard       
Le gascon, études de philologie pyrénéenne.
Pau-Tübingen, Marrimpouey Jeune, 3°éd, 1977, 252 p.
[sur la question f > h,  voir p. 145-149 + carte 1 ; sur les toponymes en -òs/-ués, voir p. 29-33 (= Couches de colonisation romaine et pré-romaine en Gascogne et en Aragon. Revue Internationale d'Onomastique, VII, 1, 1955, p. 1-10) ; sur les énonciatifs, p. 205-211 + carte 1 ; sur la métathèse, voir p. 166-167 + carte 1 (isoglosse pràubẹ)]